L’ennui, la musique irlandaise et les mouches
Il peut se passer des choses très intéressantes lorsqu’on regarde les mouches voler. Une fois j’écoutais un vinyle de musique irlandaise (The Chieftains), pas activement (ce n’était pas moi qui l’avait mis) mais plutôt de façon collatérale, je dirais. Et j’étais là, affalée dans mon canapé. Indifférente. En fait, je ne faisais rien. J’étais désoeuvrée. Mais, je ne faisais pas tout à fait rien. Pas exactement rien. Je regardais les mouches qui volaient autour de l’ampoule, dans l’espace entre le sol et le plafond. Les mouches qui volaient dans l’espace,quoi. Et je me suis soudainement trouvée fascinée par ce que je regardais. Je voyais à présent se dérouler devant moi un véritable spectacle qui jusqu’ici m’avait totalement échappé.
Alors que j’avais toujours cru que les mouches volaient d’une façon complètement absurde, tournant en rond, faisant tantôt des pseudo carré, tantôt des spirales, tantôt des aller-retour...Bref j’avais toujours trouvé leur trajectoire très bizarre, incohérente. Là, je découvrais pour la première fois de ma vie que les mouches dansaient parfaitement en rythme avec la musique irlandaise. Mais c’était dingue. Elles étaient parfaitement synchronisées. Ça ressemblait à une gigue irlandaise, mais une gigue de virtuose. Les mouches allaient et venaient en harmonie, échangeant de partenaire, dans une danse endiablée, et toujours gardant le rythme. On aurait dit qu’elles avaient fait ça toute leur vie. C’est peut-être le cas d’ailleurs, mais il a fallu qu’il y ait en fond sonore un vinyle de musique irlandaise pour que je m’en rende compte. Mais ce n’était pas la seule condition nécessaire, que les mouches et le vinyle se retrouvent dans une même scène.
Est-ce que j’aurais pu observer ce micro-spectacle si à ce moment-là, je ne m’étais pas ennuyée? Si je n’avais pas pris le temps de m’ennuyer? Pour tout dire, vu comme elles étaient discrètes (les mouches), vu comment elles ne se donnaient pas en spectacle, je dirais que non. Non, je n’aurais jamais pu les voir si je n’avais pas été en train de m’ennuyer à ce moment-là. Mon regard ne se serait sans doute pas tourné vers là, si j’avais été en train de faire autre chose.
Je raconte tout cela parce que je crois que l’ennui peut nous rendre attentif à des choses auxquels nous sommes totalement imperméables d’habitude. Je crois que tout un tas de choses -qui ont potentiellement un intérêt- nous échappent, parce que nous faisons toujours des choses. Nous sommes sans arrêt en train de faire des choses. Et parce que nous nous agitons sans cesse, nous ne voyons pas tous ces micro-spectacles, tous ces infra-événements qui se trament autour de nous.
Toutes ces petites discrétions-là, ce sont les rebuts de notre vision. Les balayures de notre attention.
