Je vous présente ici un texte sous forme d’enregistrement. Ce texte est un
un manifeste poétique, une lettre que j’écris au monde en affirmant mon
droit de ne rien faire, mon droit d’être lente, de m’arrêter pour observer.
Avec l’idée que lorsqu’on ne fait rien, on ne fait jamais vraiment rien.
Car ne rien faire peut nous permettre d’être attentifs au réel, nous donner
l’occasion de ressentir des émotions comme l’ennui qui, si on ne le fuit pas,
peut nous offrir une certaine disponibilité envers le monde. Je retourne la
logique selon laquelle être toujours affairé et remplir son temps d’activité
ferait de nous quelqu’un d’important pour considérer la possibilité de
se sentir légitime d’employer notre temps comme on le souhaite et sans
nécessairement culpabiliser de ne rien faire. Ce texte est donc un manifeste
de la désynchronisation, une réhabilitation des droits sur notre temps libre,
et la proposition d’habiter le temps différemment.










Il y a tellement de choses à faire




Il y a tellement de choses à faire.
Ça me fatigue d’avance.
D’avance, ça me fatigue.
Ça me fatigue d’avancer.
Je veux juste rester où je suis.
Je ne demande pas grand-chose.


Il y a tellement de choses à faire.
Que je ne choisis rien.
Je reste là.
Je prends mon temps.


Mais les choses viennent.
Elles viennent me chercher.
Elles reviennent sans cesse.
Elles ne me laissent pas tranquille.


Alors j’essaie d’étendre mon cou.
J’essaie de l’allonger.
Pour voir plus loin.
Pour ne pas me noyer.
Dans les choses.
Les choses à faire.


Je ne sais pas trop où aller.
Où aller quand j’ai juste besoin de tomber.
Mais que le sol sous mes pieds.
N’est pas très accueillant.


Où pourrais-je bien tomber tranquillement.
Sans me faire piétiner.
Par les foules de gens qui font des choses.
Qui sortent du travail.
Qui vont au match de foot.
Qui ne voient même plus.
Dans leur hâte.
Que quelqu’un a juste besoin de tomber.



Je ne demande pas grand chose, merde.
Juste un petit endroit.
Un petit endroit où tomber en paix.
Même pas un toit.
Même pas un lit.
Juste un petit coin.
Où on me foutrait la paix.


Pas grand chose, je demande.
Un rien, pas bien gros.
Un petit rien.
Juste un petit désert.
Juste un bon désert, pour déserter.



Mais merde pourquoi vous n’avez pas le temps.
Parce que vous êtes toujours occupés.
Et quand vous n’êtes pas occupés
Alors vous êtes pré-occupés.



C’est quand même dingue.
Inventer un mot pareil.
Vous n’en avez pas assez d’être occupés.
Alors vous ajoutez un préfixe.
Pour pouvoir être occupés
Avant même d’être occupés.



Bref, moi je dis stop.
Je m’arrête.
J’en ai marre.
Continuez sans moi les gars.



Je m’arrête et je vous regarde.
Vous affairer.



Allez-y.
Faites.
Je vous regarde.




Mais regardez-les.
Ils s’énervent.
Ils ne font que s’énerver.
Ils grouillent.
Ils trébuchent.
Ils sont en retard,
Et ils s’excusent.


Ils poussent.
Ils n’ont pas de temps à perdre.
Le métro s’est arrêté.
Il faut appeler un taxi.
Gagner du temps.
Ils sont en retard.
Ils se pressent.
Ils arrivent, suants.
Et ils s’excusent, en plus.


Regardez.
Ils n’ont pas le temps.
Le temps, ils ne l’ont pas.
Le temps, ils ne font que le gérer.
Le gérer dans «un emploi du temps».
Et ils le gagnent.
Et ils le perdent.
Et ça recommence.


Bon, prenez pour exemple.
Un lion.
Regardez le lion.
Observez le bien.
Il ne fait que bailler.
Dormir.
Marcher très lentement.
Est-ce qu’il s’excuse.
Est-ce qu’il s’excuse, le lion.
Ben non, il ne s’excuse pas, lui.


Regardez-le, cet animal.
Voyez comme il se fait plaisir.
Tellement lent.
Flemmard.
Il ne se presse pour personne.
C’est pour ça que c’est le roi.
Le roi des animaux.




Je n’arrête pas de faire un rêve.
Toujours plus ou moins le même.
Je dois prendre un avion.
Mais l’aéroport est très loin.


Je dois prendre un avion.
Je le sais vaguement.
Mais j’oublie.
Dans mon rêve, j’oublie.


Puis il y a un moment dans mon rêve.
D’un coup c’est comme si je me réveillais.
Je me rappelle que j’ai un avion à prendre.
Et il faut que je coure.
J’ai un avion à prendre.
Il part dans quelques minutes.
Et je cours.
Je cours comme une dératée.
Je flippe tellement.
De rater l’avion.


Mais c’est affreux cette angoisse.
De ne pas avoir le temps.
Cette impression.
Qu’on ne va pas y arriver.
Que c’est impossible.
Qu’on va le louper.



Et à chaque fois dans ce rêve, je m’affole.
Il m’arrive toutes sortes de choses.
Qui me retardent.
Mais j’essaie quand même d’y aller.
À l’aéroport.
Et je m’épuise.
Je n’en peux plus.



C’est quand même dingue.
Cette angoisse de ne pas avoir le temps.
Et c’est encore plus dingue
Que ça me poursuive même dans mes rêves.



C’est une vraie invasion.
L’invasion de mon espace temporel.



Imaginez le temps
Comme de l’espace.
Tout le monde connaît cette idée d’espace vital.
On pense à consacrer un peu d’espace vide.
Autour de nous.
On n’est pas collés les uns aux autres.
Partout et tout le temps.
Alors pourquoi on colle tous les blocs.
Dans notre emploi du temps.
Tous collés, pas d’espace libre.
Surtout pas.


Ah oui, ça, espace vital, ça nous parle.
Mais on oublie «le temps vital».


On oublie complètement.
De se garder un peu de temps vide.
Un peu de temps de côté.
Du temps en rab.
Du temps pour rien.
Pour ne rien faire.







Il y a quelque mois
Je me suis arrêtée.
J’ai simplifié mon emploi du temps.
J’ai commencé à ne rien faire.
«Avoir des choses à faire».
Les gens ont des choses à faire.



À ce moment-là de ma vie.
J’ai décidé.
Que les choses à faire.
Je ne les avais pas.



Je me suis laissé le temps.
De me poser des questions inutiles.


Est-ce qu’une lunette
Est une petite lune.
Est ce que le temps est une spirale.
Y a t’il un rapport entre le mot aimant
Et le verbe aimer.
Qui a donné la forme aux lettres.
Qui a formé les mots pour désigner les choses.
Avec les lettres.




J’ai laissé mes yeux se balader.
Dans l’à peu près.
Ils ont balayé l’espace, mes yeux.
Balayé, carrément.


J’ai trouvé le temps.
Le temps long.
Je l’ai trouvé.





Au début, j’en voulais à tous les connards.
Qui me demandaient ce que je faisais.
Qui me demandaient où j’en étais.


Puis au bout d’un moment.
Un bon moment.
J’étais plutôt fière.
De leur dire
Que j’étais en train de ne rien faire.


Que tous les jours.
Je m’adonnais à ne rien faire.
Je ne faisais rien.
Je ne travaillais pas.


Je voyais bien
Que je les angoissais.
Je me sentais un peu provocante.


Et alors ils revenaient.
Avec leur besoin de reconnaissance.
«Ah ouais, toi t’as rien fait?
Ben moi j’ai fait plein de trucs aujourd’hui
Je ne me suis pas arrêté
Je suis complètement overbooké en ce moment»


Mais qu’est ce que tu essaies de faire.
Tu voudrais que je te félicite.
Mais où vas-tu mon vieux où vas-tu.
Où cours-tu comme ça.


En fin de compte.
Moi non plus je ne sais pas.
Où je vais.




Je prends le temps.
Je prends le temps.
Je le prends et je le garde.
Je le regarde.
Le fil du temps.
Je le découds.



Regardez ce qu’il se passe.
Quand il ne se passe rien.

                                         

Je pense.
À la valeur du temps.
À la valeur du temps des gens.
Et à ce que Karl Marx en pense.


Je me jure pour toujours.
De cultiver mon droit.
De faire des choses inutiles.
D’observer sans aucun but.


Je voudrais souligner.
Notre droit le plus légitime.
Notre droit à la paresse.
À l’oisiveté.


Parfois, ne rien faire.


Je dirais que ça nous maintient en vie.
Ça nous différencie des machines.
Elles, elles n’ont pas le droit de s’arrêter.
Mais nous, oui.


Je vais lutter pour faire valoir ce droit.
Je le dis à tout le monde.
Et à personne.
Je le dis pour moi-même surtout.


On se pollue le cerveau.
Avec ces listes interminables.
De choses à faire.


Mais on y pense tellement.
Qu’on ne se donne pas le temps.
De les faire.


Je vais dire aux autres.
«Ne soyez pas atterrés
de me voir «perdre mon temps»
Vous savez, moi je l’ai mon temps».
Je dirais même
«J’ai tout mon temps».
Entièrement.


Prendre le temps.


Mais non, on ne devrait pas dire
« Prendre le temps ».
Mais « Avoir le temps ».


Ce n’est pas un vol.
Le temps, tout le monde l’a.
Ou personne ne l’a.
On peut dire qu’il est public.


C’est comme dire
Qu’on doit «gagner sa vie».
Comme si on ne l’avait pas déjà.


Avoir le temps.
Ouais, c’est ça.
Avoir le temps.
Avoir tout son temps.
Tout son temps libre.
Avoir tout son temps et le vivre.
Vivre le temps qu’on a.



Et parfois, ne rien faire.
C’est une forme de désobéissance civile.
Mais très calme.
Après tout, je ne fais chier personne.


Je prends mon temps.
Tranquillement.
Dans mon coin.


C’est une prescription.
Que je me fais à moi-même.
« C’est bon pour ce que t’as ».


Et je me laisse faire.
Je ne me prends pas par la main.
Je ne me materne pas.
Je ne me paterne pas non plus.





C’est dingue comment on a toujours emmerdé.
Les gens lents.
Les faiseurs de rien.

Ça commence dès l’enfance.
Si tu es catalogué «dans la lune».
T’es foutu.
Ça les rend fous les gens.



Je ne crois pas que les distraits
Soient vraiment distraits.
Comme on le dit.
Je crois qu’ils sont hyper concentrés.
Mais simplement
Pas sur ce qu’on leur demande.


Moi je les aime bien, les distraits.
On ne peut pas les forcer.
Mais c’est pas eux le problème.
Le problème c’est de vouloir forcer des gens
Vous ne trouvez pas ça fou.
Vouloir forcer les gens.


Je crois qu’au fond, je ne veux servir à rien.
Pourquoi servir à quelque chose, finalement.
Ça vous fait envie vous?
Moi non.
Etre en vie pour servir à quelque chose.
C’est absurde.
Je ne sais pas, moi.
J’en sais rien.
De toute façon j’ai le temps.
Le temps d’y penser.

























© Maeghan Leith Mourier